Heuristique & Sémiologique
Le grand combat
Extrait de : « Qui je fus »(Gallimard 1927) de Henri MICHAUX
Le Grand combat
Il l’emparouille et l’endosque contre terre;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’ecorcobalisse.
l’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain.
le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
le bras a cassé !
le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret
Transmettre
Extrait de : « TRANSMETTRE » de Régis DEBRAY (éd. Odile Jacob. 1997)
Que j’intitule : « Trace, outil de la mémoire et de l’évolution »
Un naturaliste a pu observer que nous étions la seule espèce animale capable d’influencer son évolution. Ce que nous sommes en effet, nous ne le sommes pas une fois pour toutes parce que nous ajoutons chaque jour un nouveau patrimoine non héréditaire à l’autre ‑ capable de rétroagir sur lui, comme on le voit avec l’ingénierie du vivant et les « manipulations génétiques ». Le transfert d’information codée dans les gènes, assuré à travers la chaîne reproductive des organismes, se poursuit mais par des voies non naturelles et au programme génétique du vivant en général, le vivant humain ajoute la prothèse technique. « La vie, observe Georges Canguilhem, fait depuis toujours sans écriture, bien avant l’écriture et sans rapport avec l’écriture, ce que l’humanité a recherché par le dessin, la gravure, l’écriture et l’imprimerie, savoir, la transmission de messages. » La vie propose une mnémochimie, la culture, une mnémotechnique, prolongement de la première par d’autres moyens. Ces ressources artificielles font un ressort commun à la constitution d’un savoir comme au déclenchement d’une histoire; l’agent d’un devenir et le producteur de connaissance ont eu l’un et l’autre besoin de ces suppléments de mémoire rajoutés au bagage biologique, dont l’écriture a été la plus notable. « Verba volant, scripta manent. » Des peuples sans écriture, ne dit‑on pas ordinairement qu’ils n’ont pas d’histoire ? « La différence entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle, observait jadis Vico, c’est que nous avons fait la première mais pas la seconde. »
Observons à présent par quels outils se fait la différence.
« Méditer sans traces devient évanescent », constate Mallarmé. Géométrie ? Perdurance des figures d’Euclide. Christianisme ? Perdurance des paroles d’évangile. Peinture ? Perdurance de traits et pigments. La trace, par son insistance, transmue le souvenir individuel en souvenir social. Savoir, c’est se souvenir, rappelle l’esclave géomètre du Ménon. Faire ne l’est pas moins. Faire la révolution, en partie, c’est vouloir répéter les révolutions passées : révolutionnaire parce que conservateur. Nous avons tous lu que « les hommes font l’histoire mais ils ne la font pas librement, dans des conditions choisies par eux mais dans des conditions directement données, léguées par la tradition » (Karl Marx). Cette « tradition des générations mortes » que l’auteur du 18 Brumaire présentait comme une entrave « pesant comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » s’est avérée depuis comme sa piste d’envol: pas seulement ce qui tire en arrière mais ce qui porte l’humanité en avant. Chacun sait que les subversions sont l’oeuvre des bons élèves et qu’avec les fidélités s’épanouissent les valeurs de rupture: une société qui ne se reconnaît plus d’ancêtres peut tirer un trait sur son futur. Encore faut-il que les actes ne s’évanouissent pas avec les vies, que les paroles survivent aux voix ‑ et les postulats d’Euclide à l’irrigation du cerveau d’Euclide. L’humanité se cuisine un avenir avec des restes ‑ glyphes, traits ou marques. Pierres gravées, rouleaux, stèles. Le préhistorien a besoin de documents osseux, et l’historien de documents tout courts (même si, la survivance d’un passé n’équivalant pas à sa connaissance, l’histoire comme science n’est pas simple mémoire mais critique de la mémoire). Pour le passage à l’humanitude comme éducation permanente de soi, la trace est stratégique. La diffusion à distance (alphabet, livre, audiovisuel) est secondaire par rapport à la fixation : si la première peut faire changer de civilisation, la seconde engendre rien de moins que la civilisation, soit le transport, éclairant l’avenir, d’un passé dans un présent.
Pour sauver l’Imprimerie Nationale
Communiqué de presse
Paris, décembre 2004
Garamonpatrimoine se mobilise pour sauver le patrimoine et les savoir-faire de l’Imprimerie nationale.
L’Imprimerie nationale est en cours de démantèlement. Le siège de la rue de la Convention (Paris XVe) a été vendu et le site doit être libéré dans le courant du premier semestre 2005. Son patrimoine typographique et ses savoir-faire peuvent disparaître si aucune solution viable n’est trouvée rapidement.
Le Cabinet des poinçons est menacé par cette restructuration. Ce cabinet rassemble tous les « originaux » des caractères qui servent, depuis la Renaissance, à composer les textes imprimés par les procédés traditionnels. Les 500 000 pièces gravées, classées « Monuments historiques », que conserve le Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale, constituent la source écrite des civilisations. Est également en danger l’atelier du livre, le lieu où les textes sont composés au plomb puis imprimés sur des presses anciennes grâce à des savoir-faire préservés jusqu’ici. Les 30 000 volumes de la bibliothèque historique pourraient aussi être dispersés.
Garamonpatrimoine, un collectif interdisciplinaire qui regroupe des universitaires (historiens, anthropologues, informaticiens, etc.), des graphistes, des ouvriers typographes et des enseignants des métiers du livre, souhaite attirer l’attention des décideurs politiques et de l’opinion publique. Ce collectif a lancé une pétition pour sauver et valoriser ce patrimoine et ces savoir-faire.
Cette pétition, disponible sur le site Internet www.garamonpatrimoine.org, a déjà été signée par 13 000 personnes de 78 pays. Elle sera remise au président de la République dans le courant du mois de janvier 2005.
Le collectif Garamonpatrimoine suggère qu’un administrateur chargé d’étudier les solutions soit nommé, en plaçant ce dossier sous la tutelle des ministères de la Culture et de l’Éducation nationale.
Il propose la création d’un Conservatoire de l’imprimerie, de la typographie et de l’écrit (le CITÉ). Ce sera un établissement public chargé de missions d’enseignement, de formation et de recherche, mais aussi un musée ouvert au public mettant en valeur ces collections inestimables, un atelier du livre et de l’estampe, véritable unité de production, et une bibliothèque.
Accueil
Le tiers-instruit
« LE TIERS-INSTRUIT » de Michel Serres (éd. François Bourin)
extrait que j’intitule : « Labeur et invention » :
….Apprentissage, oubli. Mis à part des cas rarissimes, moins de dix assurément pour quatre millénaires d’histoire connue, dont les noms signent presque toujours des œuvres de mathématiques et de musique, ces deux langages à mille valeurs parce que privés de sens discursif, on ne rencontre pas de génie naturel, immédiat et sauvage. Qui attend l’inspiration ne produira jamais que du vent, tous deux aérophagiques. Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l’idée qui arrive. S’adonner, ici et maintenant, d’un coup, à n’importe quoi, sans préparation, aboutit à l’art brut dont l’intérêt se borne à la psychopathologie ou à la mode : bulle passagère, pour tréteaux et bateleurs.
Oeuvre d’art, voyons le mot. L’œuvre a pour auteur un ouvrier, de formation artisanale, devenu expert en sa matière propre, formes, couleurs, images, pour tels, langue pour moi, marbre ou paysage ailleurs. Avant de prétendre produire des pensers neufs, il faut, par exemple, ouïr les voyelles : un ouvrier, un artisan d’écriture les distribue dans la phrase et la page comme un peintre les rouges dans les verts, ou un compositeur les cuivres sur les percussions, jamais n’importe comment. Ainsi des consonnes ou des subordonnées : labeur long sur la feuille trouée comme le tonneau des Danaïdes, si indéfini qu’on y passe sa vie. Créer : ne s’adonner qu’à cela, de l’aube à l’agonie….