Extrait de : « TRANSMETTRE » de Régis DEBRAY (éd. Odile Jacob. 1997)
Que j’intitule : « Trace, outil de la mémoire et de l’évolution »
Un naturaliste a pu observer que nous étions la seule espèce animale capable d’influencer son évolution. Ce que nous sommes en effet, nous ne le sommes pas une fois pour toutes parce que nous ajoutons chaque jour un nouveau patrimoine non héréditaire à l’autre ‑ capable de rétroagir sur lui, comme on le voit avec l’ingénierie du vivant et les « manipulations génétiques ». Le transfert d’information codée dans les gènes, assuré à travers la chaîne reproductive des organismes, se poursuit mais par des voies non naturelles et au programme génétique du vivant en général, le vivant humain ajoute la prothèse technique. « La vie, observe Georges Canguilhem, fait depuis toujours sans écriture, bien avant l’écriture et sans rapport avec l’écriture, ce que l’humanité a recherché par le dessin, la gravure, l’écriture et l’imprimerie, savoir, la transmission de messages. » La vie propose une mnémochimie, la culture, une mnémotechnique, prolongement de la première par d’autres moyens. Ces ressources artificielles font un ressort commun à la constitution d’un savoir comme au déclenchement d’une histoire; l’agent d’un devenir et le producteur de connaissance ont eu l’un et l’autre besoin de ces suppléments de mémoire rajoutés au bagage biologique, dont l’écriture a été la plus notable. « Verba volant, scripta manent. » Des peuples sans écriture, ne dit‑on pas ordinairement qu’ils n’ont pas d’histoire ? « La différence entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle, observait jadis Vico, c’est que nous avons fait la première mais pas la seconde. »
Observons à présent par quels outils se fait la différence.
« Méditer sans traces devient évanescent », constate Mallarmé. Géométrie ? Perdurance des figures d’Euclide. Christianisme ? Perdurance des paroles d’évangile. Peinture ? Perdurance de traits et pigments. La trace, par son insistance, transmue le souvenir individuel en souvenir social. Savoir, c’est se souvenir, rappelle l’esclave géomètre du Ménon. Faire ne l’est pas moins. Faire la révolution, en partie, c’est vouloir répéter les révolutions passées : révolutionnaire parce que conservateur. Nous avons tous lu que « les hommes font l’histoire mais ils ne la font pas librement, dans des conditions choisies par eux mais dans des conditions directement données, léguées par la tradition » (Karl Marx). Cette « tradition des générations mortes » que l’auteur du 18 Brumaire présentait comme une entrave « pesant comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » s’est avérée depuis comme sa piste d’envol: pas seulement ce qui tire en arrière mais ce qui porte l’humanité en avant. Chacun sait que les subversions sont l’oeuvre des bons élèves et qu’avec les fidélités s’épanouissent les valeurs de rupture: une société qui ne se reconnaît plus d’ancêtres peut tirer un trait sur son futur. Encore faut-il que les actes ne s’évanouissent pas avec les vies, que les paroles survivent aux voix ‑ et les postulats d’Euclide à l’irrigation du cerveau d’Euclide. L’humanité se cuisine un avenir avec des restes ‑ glyphes, traits ou marques. Pierres gravées, rouleaux, stèles. Le préhistorien a besoin de documents osseux, et l’historien de documents tout courts (même si, la survivance d’un passé n’équivalant pas à sa connaissance, l’histoire comme science n’est pas simple mémoire mais critique de la mémoire). Pour le passage à l’humanitude comme éducation permanente de soi, la trace est stratégique. La diffusion à distance (alphabet, livre, audiovisuel) est secondaire par rapport à la fixation : si la première peut faire changer de civilisation, la seconde engendre rien de moins que la civilisation, soit le transport, éclairant l’avenir, d’un passé dans un présent.