La Paella
Extrait de « Tohu-Bohu » de Richard Jorif chez Julliard
On s’installa devant la mer. Francisco Diaz, assisté d’un Jean Bournier attentif et docile, délimita un grand espace circulaire où il disposa l’un après l’autre les sarments de vigne; mais il n’était pas encore temps d’allumer le feu.
Tout l’équipage s’activait, aux ordres du marin espagnol. Jean-Marie Soreau coupait les poulets, Yves Ballière, les lapins (ah ! ah !) ; Frédéric Mops, marmiton chéri de Mamitate, écossait les fèves ; Antoine Pinchon éplucha les haricots verts, puis les tomates. Francisco Dias attendait que le maître queux brandît les allumettes.
L’honneur, sous surveillance, d’embraser les sarments revint au Prince, aussitôt acclamé. En même temps, le Portugais et l’enfant de Moulins mirent le feu aux points désignés afin que la chaleur fût exactement répartie. Francisco Diaz fit patienter les convives jusqu’au moment où les braises eurent atteint la vivacité requise.
Alors, deux marins apportèrent l’immense poêle à deux anses qui couvrit précisément l’espace circulaire; l’on applaudit.
Faisons grâce au lecteur, auquel on a mis les ingrédients sous les yeux – à l’exception, que l’on aura relevée, du riz, d’exigeante cuisson, du paprika doux et des stigmates de safran -, de lui détailler plus avant la préparation de cette paella valenciana que Francisco Diaz avait réservée pour une occasion solennelle. Toutefois, précisons qu’il manquait, et notre cuisinier s’en excusa, un condiment de choix – et de prix – pour que le plat fût absolument parfait: une douzaine de ces gros escargots de montagne nourris de plantes aromatiques qui confèrent à la paella véritable son goût à nul autre comparable.
Francisco Diaz surveillait la cuisson tout en gongorisant la romance de La mâs bella niñia / de nuestro lugar. Après chaque stance revenaient deux vers : Dejadme llorar / orillas del mar (Laissez-moi pleurer 1 au bord de la mer), que les convives, formant le cercle, reprirent sur le ton de l’imploration, bien qu’ils n’eussent le moindrement sujet de se lamenter.
Enfin, enfin, la paella princière fut déclarée cuite, et Francisco Diaz, précautionneux, couvrit le plat d’un drap blanc qu’il retira au bout de cinq minutes. C’était prêt.
Chacun se servit libéralement et s’assit à sa convenance afin que se répandît, selon le dire de Brillat-Savarin, «un esprit général de convivialité *»