Nous revient la charge, encore et toujours, d’avoir à faire la preuve du bien, la preuve du vrai alors même que la philosophie et sa sœur aînée l’histoire étaient censées doter solidement et définitivement les hommes des outils nécessaire à cela. Ces grands monuments de la connaissance patiemment élaborés ont-ils implosé, ont-ils été sabotés, désertés, débordés ?
Au-delà de toute réponse se pose au premier chef ce constat : celui de l’impossible transmission, plutôt celui de la transmission impossible devenue, sachant que l’impossible ne réside nullement dans la nature de la chose à transmettre mais dans la perte des conditions élémentaires à toute transmission. (Ce sont ces mêmes conditions qui rendent possible la contestation de l’Holocauste par les négationnistes, n’est-ce pas).
Soit l’impossibilité pour une chose d’apparaître sur l’espace public, puisque ce dernier — vecteur absolu de l’essentiel de la transmission n’est plus libre ni de droit ni de fait comme il le fut de façon immémoriale, mais depuis peu arraisonné par la technique, affermé à la marchandise, asservi à l’économie, saturé de ce qui tient lieu de savoir et connaissance : la communication. L’ensemble de ce phénomène je l’ai nommé ailleurs l’Infini Saturé. L’existence de cette pratique ancienne d’un espace public libre (qui prend source historiquement dans l’Agora athénienne), d’un espace public res publica, semble déterminer encore aujourd’hui — tel un formidable vestige archéologique —, nos schèmes mentaux, nos structures de langage et nos catégories morales alors même que ce paradigme, qui fut valide durant des siècles, est devenu totalement obsolète et inopérant à présent, balayé par le virtuel qui nous tient lieu de réel et… d’espace public ; nous l’avons vu pour le bien et le mal, le vrai et le faux mais cela vaut pour des choses aussi diverses que le savoir, l’art, la nature, la démocratie, la République, les Droits de l’Homme, l’idée de peuple, de classe, d’appartenance et je pourrais multiplier encore les exemples… Bien sûr, d’autres objets sur le marché des valeurs symboliques sont venus s’y substituer : le progrès, la technologie, les loisirs, l’humanitaire, la science, la vitesse, l’environnement, le paysage, etc. mais surtout — première et indépassable — l’économie triomphante.
Un de ces schèmes mentaux, celui concernant la transmission du savoir, des codes, des pratiques est à examiner de plus près ; ce dernier posait et pose encore comme responsable de la transmission le détenteur en chef, l’Homme-déjà-là : indifféremment l’ancêtre, le maître, le père ou le « vieux », etc. A l’autre bout le novice, l’apprenti, l’élève, le « jeune », nouvel arrivant en posture de demandeur est censé hériter de ce savoir, l’acquérir. On voit immédiatement l’importance du bon fonctionnement de ce couple, la survie des sociétés — voire : des civilisations dont il est finalement l’essence du processus —, en a dépendu pendant des millénaires. Si nous sommes encore là, c’est qu’il a dû fonctionner longtemps, chacun des acteurs s’étant évertué à rester à sa place et à jouer correctement son rôle. Ce schème gouverne encore nos habitudes alors même qu’il est tombé en désuétude. Principalement pour la raison suivante : coté amont (l’Homme-déjà-là), le détenteur responsable de la transmission s’est démis de la plus grande part de ses responsabilités sur des « médias » pris au sens premier : moyens. Erreur fatale et grand sacrilège ! Ces médias qui furent et sont encore un terrain privilégié de la technique se substituèrent progressivement à l’Homme-déjà-là, c’est-à-dire à la Parole, c’est-à-dire à la médiation directe. Coté aval (jeune) il s’en suivit ce qui devait s’en suivre, par essence demandeur de Parole — c’est aussi sa condition de survie —, il va la chercher là où elle se trouve : sur les médias, sur l’espace public porteur ; fi, du même coup, de la médiation directe. Or il ne trouve que l’insignifiant bavardage de l’Infini Saturé, et cela il ne le sait pas et ne peut le savoir.
Bien. Il ne tient qu’à nous, me direz-vous, de le lui signifier. Certes, certes, mais c’est du boulot…
Il faudrait d’abord pour cela que nous ayons nous-même conservé cet héritage de nos pères, n’oublions pas que le processus ayant consisté à se départir de ce trésor au profit de médias est ancien ; si nous faisons abstraction de l’écriture pour nous en tenir à sa forme médiatisée majeure et première : le livre imprimé, cela date de cinq siècles ; du reste, livre comme presse présentaient hier encore les garanties d’une saine transmission… ce n’est qu’avec l’enchaînement photo-cinéma-télévision que se met progressivement en place sur l’espace public et envahissant l’espace privé la machine à décerveler d’Alfred Jarry. (Un détail reste qu’avoir hérité d’une parole ne garantit pas idéalement d’être capable de la transmettre, mais laissons ce point). Il faudrait ensuite que nous soyons nombreux à être en mesure de pouvoir effectuer cette transmission, or chaque année qui s’écoule voit se réduire le nombre de ceux qui pourraient maintenir ce cap, alors même que troisième et quatrième âge sont en passe de devenir la première classe d’âge. Face à lui (le « jeune »), face à nous (Hommes-déjà-là), se trouve la puissance d’une machine mondialisante qui compte de plus en plus d’acteurs et d’adeptes convertis, gagnés à la cause de l’Infini Saturé, imbus ô combien de ses vertus. Question d’échelle, l’Infini Saturé a placé la barre bien haut en matière de séduction, de visibilité, de ludique, de brillance, si haut que nul ne peut rivaliser avec lui sauf à y mettre des moyens semblables ce qui ira par définition à l’encontre de ce que nous cherchons à obtenir. L’Éducation Nationale par exemple — pressée — mais aussi empressée de faire bonne élève, s’est vite mise au diapason, précipitant ainsi son échec et le nôtre du même élan.
Enfin, dernier point et il me faut là inverser le jeu des responsabilités, il ne peut exister de transmetteurs que pour autant qu’il existe de demandeurs. Vu d’aval il est clair que le « jeune » n’est plus demandeur, il a plus qu’il ne désire sur l’espace public saturant : télé, ordinateur, Internet, images, publicités, musiques, vidéo, DVD, etc. Toutes les réponses lui sont donnés à ces questions qu’il n’a jamais posées ! Et en attendant d’avoir la panoplie à l’école, ce qui est en bonne voie, il l’a déjà au cœur de son espace privé, importée à la maison avec zèle et ferveur par l’Homme-déjà-là en personne ; j’ai affirmé plus haut que le « jeune » va chercher la parole là où elle se trouve, en réalité cela ne se passe pas tout à fait ainsi. Il ne va rien chercher du tout, ce n’est pas nécessaire car l’Infini Saturé vient à lui, il est conçu pour cela, il est conçu comme cela. Et que lui martèle jour et nuit l’Infini Saturé Grand Professeur ? Qu’il n’a aucun effort à faire pour être lui aussi — authentiquement — un Jeune-déjà-là.
C’est un schéma grossier, taillé à la serpe j’en conviens, il reste à nuancer mais l’essentiel est là, la règle est posée. À cette règle bien sûr il est des exceptions, lesquelles sont de peu de poids.
Surtout quand on a compris que se croire une exception est — de toutes les règles — la plus suivie.
Michel Guet