Extrait de « LE PASSAGE DU NORD-OUEST » (HERMES V)
de Michel Serres aux Editions de Minuit 1981.
ECRITURES ET MATHEMATIQUES
“…. bien des histoires rapportent que les Grecs passaient la mer pour aller s’instruire en Egypte. Démocrite le dit, on le dit de Thalès, Platon l’écrit dans le Timée. Il y a même eu, et comme d’habitude, deux écoles aux prises sur la question. L’une tenait les Grecs pour les instituteurs de la géométrie, l’autre tenait pour tels les harpénodaptes. Cette dispute fit oublier l’essentiel : que les Egyptiens écrivaient en idéogrammes et les Grecs par un alphabet. La communication entre les deux cultures est pensable dans le rapport entre ces deux signalétiques. Or il est, justement, le même que celui qui sépare et unit, dans la géométrie, figures et diagrammes d’une part, écriture algébrique de l’autre. Le carré, le triangle, le cercle et les autres figures sont‑elles ce qui reste, en Grèce, des hiéroglyphes ? Que je sache, ce sont des idéogrammes. D’où la solution : le rapport historique de la Grèce à l’Egypte est pensable dans le rapport d’un alphabet à un ensemble d’idéogrammes, et, comme il ne saurait y avoir de géométrie sans écriture, que la mathématique est écrite plutôt que parlée, ce rapport se trouve reconduit dans la géométrie comme travail à double graphie. Voilà un passage aisé entre ladite lange naturelle et la nouvelle langue, passage praticable à la multiple condition de considérer deux langues différentes, deux écritures différentes, et leurs communs rapports. Et cela résout en retour la question historique : l’arrêt brutal de la géométrie en Egypte, son gel, sa cristallisation dans les idéogrammes fixes, et l’irrépressible développement de la nouvelle langue, en Grèce comme chez nous, cet inépuisable discours de la mathématique et de la rigueur qui est son histoire même. Le rapport inaugural de l’idéogramme géométrique à l’alphabet, mots et phrases, ouvre un chemin sans borne……”