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Heuristique & Sémiologique

 

Déplorer nous comble

Filed under: Couloir,Webzette n° 1 — Author : — 3 Jan 2005 —

DÉPLORER NOUS COMBLE

Avez-vous remarqué comme la déploration est en passe de devenir la principale activité politique ? Autrefois, (mais il ne faut jamais plus dire « autrefois » sous peine d’être immédiatement taxé de nostalgique), il y avait le militantisme, les grèves, le boycott, la manif, le sabotage, les affiches et même la nostalgie. Tout cela est avantageusement remplacé par la déploration. La déploration se pratique généralement entramis. Qui n’a pas passé hier encore une soirée agréable entramis à refaire le monde ? A bien y écouter, que s’y dit-il ? Chacun y va de son constat, de son fait évident, de sa conclusion, (que tous relèvent et approuvent) ; chacun, autour de la table a vécu cette chose-là, éprouvé les mêmes déboires, subit semblable déconvenue, et pourtant… Pourtant chacun a à cœur de narrer la sienne d’anecdote significative, laquelle ne diffère de celle du voisin que sur les détails mineurs puisque sur le fond tout le monde est d’accord, on fait donc un premier tour de table, puis un second et un troisième, ainsi de suite de déploration en déploration. Voilà ce que nous pensons être « refaire le monde » qui n’est autre que de refaire un tour de table.

Tous à peu près d’accord, nous partageons ces mêmes inquiétudes, cette même sensibilité à la misère, au chômage, à l’environnement, à l’injustice, à Sarkozy, aux délocalisations, à la cherté des loyers, au climat, à l’injustice, à la bêtise, à la télé, à la pub, au CAC40, etc. Bref ! La soirée passe, l’heure tourne, on se fait la bise promettant de mieux déplorer la prochaine fois, et chacun rentre chez soi, heureux , le cœur empli de douce chaleur. Sauf moi.

Ces soirées entramis me laissent depuis quelques temps un goût amer, est-ce parce que je n’ai plus vingt ans ? parce que mes cheveux blanchissent ? parce que je me sens devenir un vieux con ? parce que… parce que… C’est ce que j’ai cru en première analyse, mais c’est une fausse piste ; la vérité est que j’en ai marre de répéter et d’entendre ces choses que je sais mille fois, et bien pire, je constate amèrement que nous tous les savons mille fois… Nous nous les disons tous les uns aux autres depuis si longtemps ces choses ! Nous sommes tous si convaincus, tellement convaincus, et pourtant rien ne bouge. Quel paradoxe, quel mystère.

Comment expliquer cela ? Une première raison me semble-t-il serait que nous prêchons entre évêques. Nos soirées entramis (et j’entends bien ne pas m’en priver) sont des soirées où ne sont réunis que les membres du club, rien ne dépasse ou si rarement : même âge (mental), même boulot (ou position sociale, ce qui revient au même), mêmes livres, mêmes films, mêmes idées et idéaux, même vote ; une étroite couche du mille-feuilles ; au dessus il en est une autre à la sensibilité légèrement différente ; idem au dessous, et ainsi de suite, empilées par dizaines. Passer d’une couche à l’autre est possible, voire d’en sauter une, mais au-delà ? Nous restons entre nous qu’on le veuille ou non et déplorons d’une même voix, déplorons tous en chœur, déplorons à l’unisson… Il est devenu possible de ne fréquenter que ses amis à l’exclusion de quiconque… Fin de la mixité qui pourrait — imaginons le — générer un choc salutaire, une confrontation féconde, fin de l’autre différent, fin du mélange, restons entre nous. C’est la postmodernité. On sait cela, les sociologues, les ethnologues l’ont dit dans leurs livres. Qui les lit ? Nous, bien sûr, nous-mêmes…

Mais il n’y a pas que cela. En réalité, déplorer nous comble. Comme d’avoir gardé les oies ensemble : d’avoir longtemps déploré ensemble nous soude un peu plus, la connivence est installée, à nos déplorations nous nous sommes reconnus frères, n’est-ce pas… Mais ensuite, plus rien. Et le monde va ainsi tranquillement vers l’effondrement. Et déplorant l’effondrement, nous accompagnons le monde vers l’effondrement, car l’effondrement est bien ce vers quoi tend la déploration, non ? En effet, faire mieux que déplorer — j’entends « aller au-delà » — serait chercher à parer à l’effondrement. Mais de cela il n’est pas question, c’est beaucoup demander (du reste il est déjà bien tard), aussi déplorer de son mieux donne quitus à chacun, l’autorise à jouir de la satisfaction du boulot bien fait et de la tâche accomplie. S’ajoute à cela la magie de l’effet-sans-cause. L’effet-sans-cause nous est devenu intellectuellement possible, naturel même — que dis-je : souhaitable ! Si par malheur l’effet avait cause, nous serions condamnés à errer sans fin à sa recherche. L’effet-sans-cause est un possible que nous enseigne patiemment l’Infini Saturé médiatique depuis quelques décennies. L’évènementiel, l’actualité, le temps réel, l’information, toutes ces belles inventions se conjuguent aimablement pour accréditer qu’un effet peut ne pas avoir de cause, ou bien alors qu’elles sont si complexes, si obscures, si cachées que le spectateur, l’auditeur, le client se lasserait bien vite, ce qui n’est pas bon pour l’évènementiel, l’actualité, le temps réel, l’information…

Essayez — par exemple — au beau milieu d’une soirée de déploration entramis de proposer que l’on cesse ces stupides bavardages puisque tout le monde est d’accord, pour passer à une phase suivante, plus constructive, et vous verrez… Que serait-ce d’ailleurs qu’une phase constructive ? Je ne sais pas moi… Ce serait tenter de bâtir un radeau avec toutes ces petites brindilles de déplorations, par exemple ; ce serait de se mettre d’accord sur une analyse — que nous aurions élue comme la plus pertinente — qui serait un fil conducteur qui fasse tenir ensemble nos déplorations, qui les rende obsolètes puisqu’elles sont tissées d’évidences ; voilà un premier pas, non ? Ce serait encore rechercher les causes à tous ces effets et peut-être — ô ambition — rechercher s’il est une cause à toutes ces causes…

De là il serait ensuite peut-être possible de mettre en place une stratégie portable, une stratégie de poche ; de là il serait possible d’arrêter un certain nombre de principes simples et efficaces auxquels chacun se tiendrait, en attendant mieux… (Je ne parle pas d’action collective, ça c’était bon autrefois du temps de la nostalgie, je parle d’actions individuelles à faire chacun de son côté discrètement…)

Ouais, bof, on est crevé, tu nous épuises, il se fait tard, faut qu’on rentre. Au fait, tu as vu aux infos, Bush il a dit que… et dans Libé la réponse de…

Michel Guet, octobre 2004

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